Il y a près d’une année maintenant, j’ai eu la chance de découvrir un artiste dont le nom et les œuvres m’étaient totalement inconnues. C’est à l’occasion de ma visite du musée de la Grande Guerre de Meaux que mon chemin a donc croisé celui de Georges Bruyer. Depuis ce jour, je ne cesse de me référer à son travail et d’apprécier ses œuvres. Cet homme né à Paris en 1883 et mort en 1962 eut une belle et longue carrière. Il s’inscrit parmi la longue lignée d’artistes ayant à la fois connu et vécu à la Belle Epoque – l’âge d’une certaine insouciance et richesse artistique – mais aussi le début du XXe siècle et notamment les deux premières guerres mondiales. La Grande Guerre, comme nous le verrons bientôt, a joué un rôle crucial dans sa vie d’artiste. Il fait aujourd’hui partie de ces hommes, qui munis de leurs crayons et leurs pinceaux, ont permis de découvrir l’horreur et la gravité des tranchées. Des scènes du quotidien aux assauts mortels, rien ne lui a échappé. Il sera blessé, traumatisé, mais continuera d’immortaliser tout ce qu’il verra.
Avant la guerre

Petit fils de Léon Bruyer et élève de Rude, il est un jeune garçon talentueux au coup de crayon déjà précis ! En 1903, Georges est admis au Beaux-Arts de Paris et apprend des plus grands de son époque, Gérôme et Ferrier. Suite à ce parcours académique sans faute, il devient illustrateur et collabore pour des célèbres revues humoristiques et satiriques tels que « L’Assiette au Beurre » et du « Rire ». Il n’en reste pourtant pas aux seules illustrations et s’essaye également à la gravure, eau-forte, bois. Il poursuit sa jeune carrière en représentant les petits métiers. En passant de longues journées aux Halles de Paris où se mêlent toutes les catégories sociales. Juste avant la guerre, il réalisera même « Les chroniques de Paris » dans lesquelles il s’amusera à illustrer des personnages drôles devant les plus prestigieux monuments de la capitale.
Découvrir la guerre
Georges Bruyer a une trentaine d’années lorsqu’il rejoint le front de l’Aisne dès les premières heures de la Grande Guerre. Il n’est pas peintre aux armées, mais seulement soldat d’infanterie comme tant d’autres artistes mobilisés. Il ne s’encombre pas de son matériel d’estampe, mais pense tout de même à prendre avec lui quelques carnets pour ses croquis, des pinceaux et de l’aquarelle. A l’image de tous ses camarades partis avec l’idée que la guerre ne sera qu’une question de plusieurs semaines ou mois, il profite sans nul doute de l’ambiance et la ferveur patriotique régnant sur les quais de gare pour se faire une image romantique. Sans-doute, pense-t-il, ses petits carnets de croquis représenteront ses camarades accoutrés de beaux uniformes tricolores faisant marche sur Berlin.
La réalité le rattrape. Il voit, dès les premiers jours de combat, ses camarades tomber les uns après les autres. Il voit se creuser les tranchées après avoir finalement compris que la guerre durerait probablement plus longtemps que prévu. Il respire la fumée des explosions envahissant le ciel et saturant l’air d’une odeur de métal brûlant et de chair. Les obus tombent et font des ravages. Georges, comme les autres, découvre toute l’étendue de cette guerre qu’on leur avait promis d’être terminée avant la fin de l’été. Dans son malheur, l’artiste comprend que toutes ces scène du quotidien – la misère des poilus – constitue en réalité une source inépuisable d’inspiration. Alors, entre deux assauts et des nuits blanches, Georges Bruyer croque ses amis, morts ou vivants.

Ces quelques croquis ont été faits hier pendant que, sacs montés, nous nous attendions à repousser une attaque boche. Je vais m’amuser à vous croquer de quoi faire une plusieurs petites vignettes ou de chapitre si… je suis encore vivant dans 5 minutes, car avec les mines, sapes, obus, balles, attaques et contre-attaques, on ne peut jamais répondre répondre de la minute suivante.
Lettre adressée à Armand Dayot, directeur de la revue « L’Art et les artistes », en 1915
L’horreur, tout le temps

L’année 1915 semble interminable. L’œuvre ci-dessus est le résultat d’une nuit probablement cauchemardesque. Les journées sont déjà ponctuées d’obus et de gaz asphyxiants obligeant les hommes à se munir de leur masque à gaz. Georges Bruyer retient de ces nuits infernales des images chaotiques qu’il s’appliquera à transposer sur cette aquarelle nommée « attaque d’artillerie allemande ». Il pourrait presque s’agir d’une belle nuit étoilée de 14 juillet avec ses habituels feux d’artifice. Mais non, l’arbre noir et calciné nous ramène aussitôt à l’enfer de la guerre. Ce que nous pourrions prendre pour des étoiles filantes ne sont en réalité que les explosions illuminant les lieux comme en plein jour. Il manque seulement le son assourdissant des sifflements d’obus et de grenades pour vivre avec lui cette nuit d’horreur. Georges Bruyer délivre ici, avec une sincérité glaçante, l’une de ses œuvres les plus marquantes.
Nous ne nous battons pas comme des lions. Nous agissons énergiquement à tâtons au milieu d’un cauchemar
Extrait d’une lettre de Georges Bruyer, 1915


L’obus de trop
Alors quelquefois, c’est pas l’herbe qui est fauchée, c’est nous…
Extrait d’une lettre de Georges Bruyer, 1915
C’est en juillet 1915 que la guerre finit par le rattraper. Dans le secteur de l’Etoile, du côté de Vis-sur-Aisne, il est touché à la tête par une explosion d’obus. Evacué d’urgence, il est envoyé à Paris avant d’être finalement soigné et sauvé de justesse. Sa convalescence, loin du front, ne l’empêche pas d’éprouver de nombreux traumatismes. Il tremble de tous ses membres et ne peut presque plus dessiner. Il ne s’arrête pas pour autant et continue malgré tout de représenter ses camarades mutilés et son quotidien. Ne pouvant plus graver sur bois – technique nécessitant de la force et de la précision – il s’essaye à l’eau-forte. On découvre ainsi des monochromes, noir sur blanc, représentant des hommes en attente ou en marche.



1917, retour en guerre
Sa convalescence terminée, Georges Bruyer doit retourner sur le front. Mais une chose a néanmoins changé. Il ne s’y rend pas pour combattre, mais pour peindre en tant qu’artiste des armées. Ces croquis rapportés ont très probablement plu au Ministère des Beaux-Arts souhaitant rapporter au large public les scènes de la guerre. Il fait ainsi partie de cette longue liste d’artistes peintres, de dessinateurs et de photographes qui ont pour tâche d’immortaliser ce conflit qui n’en finit plus. Il porte à son bras un brassard permettant de l’identifier. Est-il protégé pour autant ? S’il ne porte plus le fusil pour partir à l’assaut, il n’en reste pas moins vulnérable aux éclats d’obus ou au gaz. Alors Georges Bruyer continue d’arpenter les tranchées en long et en large. Il s’attarde cette fois-ci sur les détails avec une minutie impressionnante. Il souhaite se rapprocher le plus fidèlement à la réalité tout en se servant d’estampes. Ces dernières feront d’ailleurs parties des « 24 estampes sur la guerre » qui sort en 1917. En voici quelques-unes justement:




Tout y passe. Il ne s’empêche aucunement de retranscrire ce qu’il voit. Il use des couleurs pour reproduire la violence des combats. Les ciels sont noirs, bleus. Les hommes semblent être des ombres rasant le sol pour ne pas se faire faucher. Si ces œuvres nous font penser à des cases de bandes dessinées, nous ne pouvons oublier que toutes ces scènes ont été vécues par lui-même. Ses œuvres passeront à la postérité. Une fois la guerre terminée, Georges Bruyer obtiendra une belle notoriété ! Il reviendra à ses premiers amours en représentant les scènes du quotidien aperçues ou entendues au détour d’une ruelle.

En découvrant son œuvre intitulée « La rue Mouffetard », on ne peut s’empêcher de noter une certaine noirceur. La gravure donne cet aspect lugubre, alors qu’on peut sans aucune difficulté imaginer l’ambiance et la foule des grands jours dans cette rue archi bondée. Pourtant, est-ce le traumatisme de la Grande Guerre ou l’inquiétude grandissante concernant celle à venir, mais nous retrouvons probablement dans ces gravures d’entre-deux-guerres, des œuvres parfois bien plus sombres que les scènes de guerre. Georges Bruyer passera également à la céramique dans cette période de sa vie. Il sera l’objet de plusieurs expositions, dont celle que j’ai pu visiter à Meaux en 2021. Décoré de nombreuses distinction, ses œuvres continueront de porter la voix des poilus. Ce vendredi 11 novembre, jour de l’armistice, était notamment l’occasion de leur rendre hommage.

